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la programmation
Avec L’île des esclaves, Jacques Vincey propose une lecture de la pièce de Marivaux au prisme des jeux de pouvoir et de domination de notre époque. Un travail d’adaptation pour lequel il a fait appel à une jeune dramaturge, Camille Dagen, qui nous livre ici sa vision de la pièce.
Vivre quelques heures dans la peau de quelqu’un d’autre. Changer de prénom, changer pour de bon de destin : qui n’a jamais rêvé pouvoir faire un jour cette singulière expérience ? « Tu serais moi, je serais toi / On jouerait aux naufragés ! / On dirait que c’est moi qui commande… » Que ce soit dans une cour de récréation, dans la salle de répétition d’un théâtre à l’heure de la distribution ou bien dans l’intimité des fantasmes érotiques, la répartition des rôles se trouve à l’origine de tous les jeux.
Comme toujours chez Marivaux, la pièce déploie une mécanique de mise à l’épreuve à visée morale : les maîtres auront à s’amender en passant à leur tour par l’expérience douloureuse de la soumission, et les esclaves devront prouver qu’ils font de meilleurs maîtres que les anciens dominants. Poussés hors d’eux-mêmes et les uns contre les autres, privés de leurs masques, de leurs attitudes et de leurs costumes – en somme, de leurs rôles habituels, les protagonistes sont contraints d’apparaître à nu, de révéler leurs travers, leurs forces et leurs faiblesses.
Et nous, spectateurs, nous voici placés par Marivaux dans une position ambïgue : celle de témoins privilégiés d’une expérience transgressive, farcesque et cathartique certes, mais non dépourvue de cruauté. De ce voyeurisme, nous tirons un plaisir trouble. Nous aussi pouvons légitimement en venir à nous demander le rôle que nous jouons dans cette affaire.
L’Île des esclaves pose très directement à son public une série de questions éthiques aussi intimes que politiques : pourrions-nous supporter de vivre une autre existence que celle à laquelle nous nous sommes bon gré mal gré accoutumés ? Serions-nous capables de supporter ce que subissent les êtres humains que le système social nous met en position de dominer, que nous souscrivions ou non à cette domination ? La vengeance est-elle alors une option valable pour renverser le cercle de l’aliénation ? Pouvons-nous, désirons-nous réellement recommencer la vie, réinventer tous les rôles ?
Car c’est le fondement même de l’identité que la pièce nous aura offert de sentir vaciller à travers ce grand jeu de chamboule-tout. Qui suis-je, privé.e soudain de mon être social ? N’étais-je au fond rien de plus consistant qu’un rôle arbitrairement assigné par le hasard de ma naissance ? Et qu’est-ce alors que ce monde finalement si précaire ? L’Île des esclaves, pièce à la fois légère, ludique… et mystérieuse, vertigineuse, continue ainsi de poser à notre modernité son énigme : une question à la fois éthique, politique, existentielle – et une question de théâtre.
Camille Dagen.