Serait-il grand temps de faire chuter Dom Juan de son piédestal ?

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la programmation

Après Roméo et JulietteLucrèce BorgiaHamlet ou Peer Gynt et pour sa première création à la tête du Théâtre du nord de Lille, David Bobée fait tomber Dom Juan de son piédestal.

Le classique de Molière

Tout le monde connaît Molière. Tout à la fois acteur, auteur, metteur en scène et chef de troupe reconnu, ce génie a été emporté il y a près de 350 ans. De part son Œuvre considérable, et la résonnance de ses pièces, il est l’un des auteurs le plus joué en France, et l’un des auteurs français, le plus joué au monde !

Les pièces écrites par l’homme de théâtre complet attaquent, par le biais de personnages types, les vices de l’esprit et de la société et témoignent d’un souci constant de renouvellement de la comédie. Encouragé par le roi Louis XIV à faire rire la cour, il invente le valet comique et omniprésent à son Œuvre Sganarelle à qui il doit beaucoup du succès de ses pièces. Ses créations sont souvent accusées de blasphème, comme L’école des femmes en 1664, ou interdites par la censure religieuse, avec Tartuffe la même année. Lorsqu’il entreprend l’écriture du Festin de pierre, Molière est encore sous l’effet de ces querelles et la pièce provoque elle aussi un certain scandale.

La pièce en cinq actes montre la course vers la mort d’un séducteur sans cesse poursuivit et escorté de son valet. Le Dom Juan de Molière, héros épicurien, libertin, séducteur vaniteux et manipulateur, est un modèle d’inconstance n’ayant pas le souci de l’avenir. Ce grand seigneur méchant homme est un incroyant osant affronter Dieu comme la mort, les provoquant même. Dom Juan est aussi un maître de langage aux discours écrasants les plus faibles, à qui Molière donne le trait de l’hypocrisie qui reprend le thème de Tartuffe, poursuivant sa lutte contre les faux dévots qui encombrent la société de son époque.

 

Le mythe de ce héros insoucieux de la morale et des lois demeure depuis fécond. Le personnage a longtemps séduit par sa vigueur et son paradoxal statut héroïque que questionne, voire conteste, David Bobée dans son travail de mise en scène.

 

David Bobée, un metteur en scène aux engagements forts

L’actuel directeur du Théâtre du Nord est reconnu pour ses mises en scènes riches de diversité et de libertés. Artiste prolifique et créateur de la compagnie Rictus (1999), ce comédien-danseur devenu metteur en scène, a acquis, par ses collaborations artistiques avec les plus grands, une renommée internationale. Engagé dans une recherche théâtrale originale et se dressant contre toutes les formes de discriminations, il œuvre à partir du dispositif scénique en liant écriture dramaturgique, danse, cirque, effets audiovisuels et travail des corps. Ses acteur·ice·s, danseur·se·s ou acrobates brillent par leur diversité. Membre fondateur du collectif Décoloniser les arts, David Bobée met un point d’honneur à déconstruire les pratiques et les professions artistiques en fabriquant des spectacles transdisciplinaires et fédérateurs. Parmi ses mises en scènes célèbres et récentes, on peut citer Viril avec Virginie Despentes, Béatrice Dalle, Casey et Zëro, ou La Nonne sanglante, de Charles Gounod, à l’Opéra-Comique. 

 

L’institution théâtrale est un endroit merveilleux pour penser (…) et partager des outils de compréhension du monde. Le théâtre a à voir avec la démocratie, il crée des outils qui sont capables de mettre le réel à distance.
D.Bobée

 

Après avoir passé une dizaine d’années à monter des spectacles à partir de textes contemporains, David Bobée se lance dans un travail de revisitation des grandes figures littéraires sur lesquelles il appose les filtres politiques et philosophiques actuels, défiant autant qu’il respecte ces textes classiques. Sa lecture s’ancre dans les sujets agitant notre contemporanéité, nous conviant à renouveler notre approche des œuvres. L’enjeu de la mise en scène réside, selon lui, en une traduction critique qui implique d’ajuster les rapports de force entre les personnages dans certaines scènes et suppose quelques écarts et prises de libertés. Il livre une adaptation de la pièce, opérant une série de décalages et inscrivant le texte dans un théâtre inclusif qu’il revendique et pratique depuis le début, avec des acteur·ice·s de toutes origines et des passages de genre entre les rôles. 

 

En relisant Dom Juan, j’ai réalisé que chaque scène qui compose cette pièce représente quelque chose contre lequel je lutte depuis toujours. Dom Juan est tour à tour classiste, sexiste, glottophobe, dominant. 
D.Bobée

Un cimetière de statues pour mise en scène

Le metteur en scène exprime une nécessité dramaturgique de monter cette œuvre sur la question des statuesLa réflexion scénographique est ici à l’origine de la création. L’action se situe dans un cimetière de statues monumentales et déboulonnées, nous confrontant dès lors à une expérience esthético-morale. David Bobée fait allusion au musée de Spandau, près de Berlin, par la réunion de statues que l’Histoire a rendues obsolètes et indécentes. Ce point de départ visuel permet un développement profond sur la manière de traiter Dom Juan, propre au processus de création de l’auteur qui démarre toujours par des images fortes. La monumentalité de ce décor unique permet au personnage principal de se mesurer à ces figures massives avant de se statufier lui-même. L’atmosphère ambiante rend possibles de nombreux effets spectaculaires, appuyés de façon à secouer la représentation.

Les statues, par essence opposées au théâtre, imposent leur présence figée dans nos paysages, niant l’effet corrosif du temps et donnant l’illusion qu’elles sont éternelles.

Le théâtre, art du mouvement et du présent, est quant à lui porteur des questionnements contemporains. Il défie les statues.

 

David Bobée nous dit par sa mise en scène que le personnage principal, élevé au rang de mythe, est aussi une statue qu’il convient de liquéfier, de faire descendre de son piédestal pour la remettre à hauteur d’humain, de déconstruire pour lui rendre sa part sombre d’humanité. Les statues occupent l’espace au point qu’elles sont l’espace scénique. Empruntant à la statuaire antique et aux figures historiques, les bustes défigurés renvoient à la tradition romaine de la damnatio memoriae (condamnation post mortem à l’oubli). Le décor revêt des significations multiples au fil du spectacle, basculant, par exemple, par un subtil travail de lumières, vers un paysage de bord de mer pour l’acte II. 

Afin d’éviter un effet de redondance face à la force du décor et de moderniser les personnages, le choix d’ Alexandra Charles, costumière du spectacle, a été d’opter pour une certaine neutralité concernant les vêtements. Néanmoins, de discrètes références à l’époque de la pièce se nichent à travers le pourpoint de M. Dimanche ou la robe style Renaissance de la mère de Dom Juan. Les lumières aussi jouent sur cette réflexion esthétique puissante via des effets de matière. Le sol coopère avec la pierre des statues dans un jeu de reliefs et de transformations, dessinant arrière – plans et profondeurs variésC’est dans cette accumulation esthétique que peut, collectivement, se poser la question de la place de Dom Juan parmi ces œuvres déboulonnables

Le déboulonnage du mythe

David Bobée propose ici une lecture politique du classique, ne sacrifiant pas les qualités narratives de la pièce d’origine. Son interprétation critique permet de recontextualiser le texte du XVIIème siècle. Ce célèbre héros aux caractéristiques éthiquement contestables nous renvoie, selon lui, aux dominations contemporaines et cristallise un classicisme, un sexisme et un masculinisme propres à un système patriarcal qui doit être rejeté. En cela, Dom Juan doit aujourd’hui être traité avec toute la complexité qu’il mérite. Si David Bobée donne à voir la terrible toxicité du héros, il ne le défait pas de son pouvoir de séduction. Ce dernier est joué par le jeune Radouan Leflahi, découvert dans Peer Gynt, qui prête une silhouette virile et athlétique ainsi qu’une arrogante assurance au personnage. Ce manipulateur d’aujourd’hui, en débardeur blanc et pantalon noir, est un dragueur compulsif et un peu minable qui épingle à son tableau de chasse aussi bien les garçons que les filles. Incontrôlable, il est en recherche de domination et de jouissance égoïste, n’hésitant pas à recourir aux rapports de force : il abuse, saccage, soumet, maltraite, humilie…

Il détruit et piétine tout : la vérité,  l’amour, la beauté, la morale, l’ordre, le respect, l’égalité, l’amitié, la vie, l’humanité, dans une tentative désespérée de se détruire lui-même ainsi que l’entièreté de son monde. 

 

Chacun·ne se trouve sous son emprise, à commencer par Elvire, interprétée par Nadège Cathelineau. Le brillant acteur congolais Shade Hardy Garvey Moungondo incarne le maladroit et touchant Sganarelle à qui il donne une humanité particulièrement puissante. Charlotte et Pierrot, paysan·nes aux corps déliés et dansants, sont interprétés par Xiao Yi Liu et Jin Xuan Mao qui parlent sur scène français et mandarin. Le personnage du père de Dom Juan est remplacé par la figure maternelle à l’autorité imposante que joue Catherine Dewitt. M. Dimanche est quant à lui incarné par Grégori Miege qui donne à son passage un caractère grossophobe travaillé par David Bobée.

S’il opte en général  pour une distribution à la diversité insignifiante, simplement représentative pour les publics, elle trouve ici un sens dramaturgique. Les caractéristiques singulières des comédiens font sens afin de faire ressortir la violence de certaines dominations. 

Qu’on ne puisse plus monter Dom Juan naïvement, sans questionner la pièce, n’empêche pas de donner à voir et à entendre le génie théâtral de Molière. David Bobée se permet quelques déplacements, raccourcis, et transformations voués à rendre audible le texte dans toute sa force et sa complexité. Un travail assez fidèle à la structure narrative a été réalisé. Les mots du dramaturge du XVIIème sont repris à l’identique, assaisonnés de glissements de sens. 

La mise en scène de David Bobée fait du 1er rôle une figure de la violence et de la domination, nous invitant à apprendre à aimer davantage Sganarelle et les autres et à démystifier les héros qui se sont imposés à nos imaginaires.