dans
la programmation
Sources d’inspiration, visions du monde politique, du système démocratique… entrevue avec le metteur en scène Alexander Devriendt.
« C’est – bizarrement – une remarque du nationaliste flamand Geert Bourgeois qui m’a mis sur la voie. Au cours de la longue formation d’un nouveau gouvernement en 2010-2011, il a dit que la Belgique ferait mieux de passer à un système de bipartisme, comme celui en vigueur aux États-Unis ou, jusque récemment, au Royaume-Uni. Après 541 jours sans gouvernement, cela aurait considérablement simplifié la prise de décision politique : gauche contre droite. Cela dit, je ne leur envie pas leur situation politique, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Si dans le spectacle la présence de telles considérations n’est que subliminale, « l’intrigue » concerne bien la tyrannie de la majorité. Après les élections, cette majorité dispose soudain du pouvoir de dicter le cours des choses et elle se comporte souvent comme si son opinion représentait les idées de la population entière. La question fondamentale est alors : faites-vous confiance à la majorité présente ce soir ? Un autre élément est la façon dont des personnages comme Mitt Romney (candidat républicain à l’élection présentielle américaine contre Barack Obama) parviennent à manipuler l’opinion publique et à vendre leur image personnelle afin de détourner l’attention de leurs points de vue. »
On dirait que vous allez organiser un cours de démocratie élémentaire.
« Non, nous supposons que ceux qui viennent voir les spectacles d’Ontroerend Goed connaissent ces principes politiques de base. Il s’agit davantage de se demander : “Qu’est-ce qui détermine notre comportement électoral ?”, sans perdre de vue l’élément de jeu. Plutôt qu’une leçon de démocratie, je
dirais que c’est une “dissection” centrée sur le vote personnel. Du début à la fin, chacun aura l’impression que Fight Night parle de lui ou d’elle – elle et lui en tant qu’électeurs. Lors de la première manche, les spectateurs peuvent uniquement se fier aux premières impressions que leur laissent les candidats. C’est beaucoup trop tôt, car ils n’ont aucune idée de ce que ces candidats représentent – ce qui est d’ailleurs également le cas dans la réalité. Qu’est-ce qu’on entend quand les gens parlent des politiciens à la boulangerie ou à la boucherie ? “Il semble très sérieux” ou “Il est sympathique” ou encore “Quel imbécile” ! À un certain moment du spectacle, le public doit voter purement pour des idées, sans savoir à quel candidat elles appartiennent. Tout au long du spectacle, seulement un concept politique est mentionné, pour éviter que cela ne devienne un cours de principes démocratiques. »
Qu’avez-vous lu ou regardé en guise d’inspiration ?
«Le petit manuel de la campagne électorale de Quintus Cicéron, toujours d’actualité aujourd’hui. Quelques livres de stratèges de campagne républicains. Et puis The Life and Death of Democracy de John Keane, incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la politique ; il m’a ouvert les yeux sur bon nombre de choses. Ce livre est incontestablement présent de manière sous-jacente dans Fight Night. Avant de me lancer dans le travail sur le spectacle, j’avais envisagé d’attribuer à l’unique candidat qui reste le pouvoir fictif de trouver des solutions pratiques à la crise du climat, par exemple, et de les mettre en oeuvre – oui, comme une espèce de despote éclairé. Mais malgré mon sentiment de frustration face aux insuffisances du système démocratique, le livre de Keane m’a permis de comprendre que nous y sommes condamnés pour le moment. Pour paraphraser le célèbre aphorisme de Winston Churchill : “La démocratie est le pire des systèmes de gouvernement” – mais les autres solutions sont bien pires encore. Si l’on veut s’imposer en tant que parti politique, on doit se permettre une certaine forme de populisme. Pour obtenir des voix il faut convaincre “le peuple”, ce qui veut dire qu’on est obligé de prendre part au jeu. »
Cela me rappelle une réplique de Leo McGarry au Président Bartlett dans The West Wing : « Notre boulot n’est pas de plaire au plus petit dénominateur commun, mais de le relever.»
« Je suis tout à fait d’accord. Ce n’est pas parce qu’on se sert de stratégies populaires pour convaincre les électeurs que le message doit nécessairement être insipide et dénué de substance. »
Il me semble que vos thématiques deviennent de plus en plus politiques, qu’il y a une évolution du plus intériorisé vers l’extérieur.
« C’est lié à ma plus grande assurance ; je suis enfin capable d’admettre : “Oui, je peux le faire, je peux réaliser de bons spectacles.” Cela crée une certaine liberté. À partir de là, on se demande automatiquement ce qu’on est en mesure d’offrir au public. Qu’est-ce qu’on veut communiquer quand on lui demande 20 euros et son attention pendant une heure et demie ? Le théâtre doit toujours être une métaphore de quelque chose qui a lieu à l’extérieur, dans la réalité. Si c’est purement esthétique ou intellectuel, très peu pour moi ! Internal, par exemple, était légèrement insatisfaisant à cet égard ; cette pièce ne communique pas grand-chose à propos du monde en dehors du théâtre. Bizarrement, le public anglo-saxon l’apprécie énormément, peut-être parce qu’il a peu d’expérience du théâtre individualisé. Pour les amateurs de théâtre en Flandre, c’est déjà un peu dépassé. A Game of You semble plus pertinent, car cette pièce en dit long sur l’image de soi et la façon dont on est manipulé par ce qui nous entoure, mais aussi par les médias et la publicité. »
Une question chargée : pensez-vous que chaque génération a une certaine responsabilité ou une obligation intellectuelle de changer en mieux le monde dans lequel elle vit ?
« Je remplacerais le verbe “changer” par “remettre en question”. Je pense à des gens comme Christopher Hitchens constamment soucieux de contribuer à une critique sociale. Le style de ses commentaires ne me plaisait pas nécessairement et je n’étais pas toujours d’accord avec lui, mais cela n’est pas vraiment important. Tout comme il n’est pas important qu’il se positionne à gauche ou à droite. Les gens comme lui sont rares, même sur plusieurs générations. Tout le monde ne dispose pas de cette même intelligence, de cette éloquence et de la ténacité nécessaire pour continuer à enfoncer le clou. Je ne me considère pas comme l’un d’eux. Je suis un créateur de théâtre, pas un grand penseur intellectuel, ni un critique social. Au mieux, je fournis de la matière à réflexion à ceux qui viennent voir mes spectacles, comme si j’étais une espèce de passe-plats. Il y a une semaine, j’ai rencontré une jeune femme qui travaille avec des adolescents. Elle avait vu All That Is Wrong et m’a dit qu’elle en avait retiré énormément de choses. Honnêtement, ça me suffit amplement. »
Source : dossier de la Compagnie Ontroerend Goed, entretien mené par Katrien Brys